DOUX COMME UN MOUTON ISLAMIQUE
Stagiaire à Love Animals depuis maintenant cinq semaines, je me destine au métier de journaliste animalier. Et c'est d'un pas ferme et décidé que je me dirige vers ma nouvelle mission: l'abattoir islamique!
Comme on peut l'être à 19 ans, je me sens prête à reconquérir le monde, l'esprit chargé des droits de l'homme et de l'animal, portant sur mes épaules le poids de notre belle démocratie et convaincue que tout être, au fond, ne peut être que bon.
ABATTOIR, inscrit en grosses lettres sur fond rouge, m'avertit que bientôt j'aurai à affronter une dure réalité ostensiblement dédaignée de nos consommateurs; mon pas se fait déjà moins sûr!
J'ai à peine franchi les grilles de ce sinistre domaine qu'une odeur âpre et sucrée à la fois me donne la nausée ... C'est l'odeur du sang, l'odeur de la mort!
Mes grandes idées et mon fier courage: envolés! Mes jambes engourdies et mon estomac noué me commandent de rebrousser chemin, et pourtant ... Je ne peux pas rentrer bredouille « Ma fille, tu veux devenir journaliste, pas une dégonflée! '»
Je savais que ce ne serait pas facile, ce reportage, c'est un défi contre moi-même, je ne peux abandonner si vite, et certainement pas maintenant!
Pourtant, je crains de ne pas pouvoir supporter la vue du sang, de voir de malheureux moutons se faire égorger vivants. Du haut de mon mètre 63, les ongles limés, malgré mon vieux jeans et mes baskets, comment serai-je accueillie?
L'allure à présent plus hésitante et le cœur au bord des lèvres, je m'approche de la cafétéria ...
Mes craintes malheureusement ne sont pas erronées, je suscite dans ce bar un vif intérêt. Bien entendu, je suis la seule représentante de la gent féminine ... Et les remarques fusent: « Ils ont envoyé une fille pour prendre des photos! - Vous n'aurez pas besoin d'une civière, mademoiselle? »
Et de me voir repasser affublée de bottes 41 fillette, perdue dans un tablier blanc, un casque me tombant sur les yeux, c'est le fou-rire général. Assez du moins pour me redonner du cœur au ventre et pour me gonfler de ma fierté et de ma détermination initiales: Messieurs, je ne flancherai pas!
Les poings serrés dans mon tablier, je me dirige fermement vers mon objectif: la salle d'abattage. Les couloirs sont lugubres, dallés de jaune du sol au plafond, l'air est glacé et cette odeur omniprésente est déjà insupportable.
Au bout d'un enchevêtrement de couloirs, j'aperçois une longue salle où, visiblement, on s'active ... Je m'aventure prudemment sur ce sol glissant et taché de sang. Le spectacle qui s'offre à moi me paraît irréel. Une chaîne d'ouvriers découpe, pend et dépiaute ces bêtes déjà mortes à une cadence effrénée. Je ne sais plus où regarder, dégoûtée de tous côtés ... Mais le pire reste encore à venir. Plus je m'approche, plus j'enjambe des têtes tranchées, des peaux arrachées, des pattes coupées, le tout entassé dans de véritables mares de sang.
Je prends des photos, mais mes doigts ne semblent plus vouloir répondre. Tant pis si le développement est raté, je ne reviendrai pas ... J'ai la gorge nouée, des relents âcres m'emplissent les narines.
Les moutons sont bien là, bien vivants cette fois et c'est encore pis. Ils doivent être une vingtaine à se bousculer dans un enclos minuscule avec pour seul paysage la table d'abattage. Ils attendent leur tour, bien conscients de leur destin fatal!
A deux mètres de là, l'Iman, comme on l'appelle, est beaucoup plus calme que moi. A un rythme pondéré, mais régulier, il agrippe, retourne, immobilise et tranche la gorge de ces moutons pour qui toute forme de résistance est vaine ... Et la chaîne démarre. Je ne peux pour ma part détacher mon regard des moutons dans l'enclos. Ils semblent me poser une question simple et pourtant essentielle: pourquoi?
Tout dans l'attitude de ces bêtes implore un secours. Les yeux qu'ils lèvent vers moi sont écarquillés de terreur mêlée d'incrédulité ... et cette odeur qui semble avoir à présent transpercé mes vêtements!
J'ai envie de m'agenouiller auprès d'eux et de les supplier de me pardonner de ne pouvoir faire cesser le massacre, de ne pouvoir, au moins, en sauver un seul.
J'essaie de ravaler mes larmes qui me brouillent la vue, Si je ne prends pas quelques photos, je ne pourrai même pas me faire l'ambassadrice de leur terreur et de leur désarroi ...
Impuissante face à l'horreur dont je suis témoin, peut-être ce modeste compte rendu contribuera-t-il à une prise de conscience plus large de cette torture tant morale que physique que l'on inflige aux animaux de « consommation.
Alors, j'ai rendu mon casque, mon tablier et mes bottes et je m'en suis retournée, la tête haute mais l'esprit embrumé, serrant dans ma poche mon précieux appareil.
A présent, je crois que la simple vue d'un morceau de viande de mouton dans un étalage de boucherie me renverra toujours à ce regard d'un mouton implorant une aide que je n'ai pu donner. Ce regard sera à jamais gravé dans ma mémoire ...
Mais espérons que, aidés par Allah, Bouddha, Dieu, et nous les hommes, nous le referons ce monde!
Le film pour lequel j'ai risqué toute cette aventure m'est revenu blanc. Peut-être est-ce mieux ainsi; après tout, c'est ce qui doit rester de ces pauvres bêtes: le néant!
Mais moi, secrètement, je conserve leur âme.
Catherine Segond
Retour